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Éditorial
Pourquoi consacrons-nous le dossier d’Archives juives aux Juifs de Russie à Paris ? Dans des numéros antérieurs, nous avons évoqué les Juifs originaires d’Alsace, de Lorraine, d’Algérie et de Tunisie. Nous avons tenté de montrer, une fois de plus, la diversité des Juifs de France, leur histoire à la fois commune et différente, leurs traditions et leur présence actuelle. Pour les Juifs de Russie, la réponse est autre.
Bon nombre de Juifs russes, chassés par les persécutions, ont choisi d’émigrer. Les uns sont allés en France. D’autres, beaucoup d’autres sont partis pour les États-Unis, le Canada, voire l’Australie ou l’Amérique latine. La France disposait d’avantages évidents : la proximité géographique, une politique d’accueil relativement favorable, des besoins en main-d’œuvre, la réputation justifiée d’être le pays des libertés. Ce n’est donc pas par hasard qu’une communauté de Juifs russes a pris racine dans notre pays. Elle apportait avec elle ses aspirations politiques, parfois révolutionnaires, ses querelles, ses compétences. Elle a manifesté, lors de l’entrée en guerre en août 1914, un remarquable enthousiasme qui explique l’engagement des volontaires dans l’armée française. Elle a su tirer parti de l’enseignement scolaire et universitaire que nos lycées et nos facultés dispensaient. Dans le même temps, la France, républicaine et démocratique, choisissait de s’allier avec l’Empire des tsars pour préparer la revanche contre l’Allemagne, oubliait ou faisait semblant d’oublier les pogromes et les répressions sanglantes, investissait massivement dans l’industrie et les transports de son nouvel allié. Pour témoigner de leur patriotisme inébranlable, des israélites français chantaient les louanges d’Alexandre III.
II n’empêche qu’en immigrant en France, les Juifs russes ont donné l’exemple. Ils ont offert le modèle que d’autres communautés ont par la suite adopté. Leur intégration dans la société française, plus ancienne que celle des Juifs roumains, polonais, hongrois, baltes fut, dans l’ensemble, plutôt réussie. Certes, des incidents de parcours ont provoqué des cahots. L’affaire Schwartzbard en est un exemple. Les Juifs français ont eu peur que l’assassinat de Petlioura annonce une période funeste. Les Juifs d’ailleurs n’allaient-ils pas bouleverser l’ordre public ? Ne tourneraient-ils pas l’opinion contre tous les Juifs ? Est-ce au coin de la rue Racine et du boulevard Saint-Michel que les problèmes d’Europe orientale devaient trouver leur solution, au demeurant une solution sanglante ? Une fois encore, ces problèmes furent posés, bien après l’affaire Schwartzbard, lorsque les Juifs allemands cherchèrent refuge à l’ouest du Rhin. C’est dire qu’à tout moment on découvre que les Juifs russes ont ouvert la voie, la voie à l’intégration dans la France de l’entre-deux-guerres, dans une communauté juive, mal définie, peu soudée, qui redoute que des immigrants, jugés inassimilables, lui fassent perdre son statut social.
L’histoire des Juifs russes en France est jalonnée de paradoxes, de questions sans réponses, de succès et d’échecs. Tout compte fait, elle éclaire l’histoire de notre pays. Bien sûr, notre dossier ne saurait viser à l’exhaustivité. Nous savons que le travail n’est pas achevé. Et nous nous en réjouissons. L’objectif de notre revue n’a pas changé. Nous cherchons à susciter les efforts des jeunes chercheurs. Nous souhaitons rappeler avec force que l’histoire des Juifs de France mérite de retenir l’attention de tous. C’est un domaine de l’histoire comme les autres. Il n’est réservé à personne, loin de là.
C’est pourquoi nous nous contentons de formuler un voeu. Que d’autres continuent et qu’ils montrent que nos recherches doivent être poursuivies !
A.Kaspi
Sommaire
Dossier : Juifs Russes à Paris
Les Juifs russes en France. Profil et évolution d’une collectivité, par Catherine Gousseff
« Immigrés » de l’Empire russe puis de la Russie bolchévique dans ses premières années, avec le désir de s’installer durablement en France, ou « émigrés », surtout politiques, n’y ayant fait que des séjours temporaires, forment à Paris, depuis 1880 et surtout dans les première années du XXe siècle, une collectivité extrêmement diversifiée d’ouvriers, d’étudiants, d’intellectuels et d’artistes, de syndicalistes, d’activistes politiques. Qu’est-ce qui les attirait à Paris ? Quels liens communautaires les réunissaient ? Quels ont été leurs rapports avec les émigrés russes non-juifs ? C’est à ces questions que l’auteur répond dans ce chapitre préliminaire au dossier.organisations juives internationales, sa position enfin à l’égard de la question palestinienne.
/ The Jews from Russia in France. Outlining the developement of a community
Some where » immigrants » first from the former Russian Empire and then from Bolshevik Russia in its first years, and intended to settle in France, others where « emigrants » who had left Russia mainly for political reasons, and considered going back to Russia after a certain lapse of time only ; together they made up, starting from 1880 and mostly at the beginning of the XXth century, a highly diversified group of workers, students, intellectual and artists, trade-unionists and political militants. What brought them to Paris ? What community links drew them together ? What might be their relationship with non-jewish emigrants ? Such are the questions and the answers given by the introductory chapter of this study
Un modèle de médiation culturelle et politique : la période parisienne de Solomon Abramovitch Dridzo, dit Alexandre Lozovsky (1909-1917), par Olivia Gomolinski
La complexité de l’itinéraire politique de Lozovsky, à cheval entre les milieux des ouvriers juifs immigrés, des syndicalistes français et des bolchéviks exilés, brouille son image dans l’historiographie. L’auteur propose donc une lecture à deux niveaux : celui de l’analyse des liens qui unissent ces espaces socio-politiques parisiens et du rôle de Lozovsky au sein de chacun d’eux, et celui d’une mise en perspective de son étape parisienne dans son parcours personnel, où l’identité juive est clairement assumée par héritage familial et par les fonctions qu’il prend, bien que n’étant en rien ouvrier, au sein de l’Union des casquettiers. Il s’affirme comme un conciliateur, avant de retourner en Russie en 1917.
/ A model of cultural and political mediation : the parisian period of Solomon Abramovitch Drizdo, said Alexander Lovzovsky (1909-1917)
His image in historiography is blurred by the intricacies of the political process of Lozovsky, at one and the same time with the jewish immigrats workers, french trade-unionists and exiles Bolsheviks. The author then suggest a two-level reading of this period : first the sutudy of the links which bring together this social-political spheres in Paris, and the part played by Lozovsky in each of them, the influence of his stay in Paris on his personnal progress, in which thr jewish identity has been stated because of family heritage and because of his partnership in the Union of the makers of caps, although he was not in the least a workman. He asserts himself as a conciliator, before travelling back to Russia in 1917.
Le Bund russe à Paris, 1898-1940, par Claudie Weill
L’auteur démêle l’écheveau des institutions et des groupes de soutien du Bund russe à l’étranger afin de replacer les connaissances fragmentaires que nous possédons sur le groupe de soutien du Bund à Paris dans cette configuration transnationale. Le Bund parisien présente un profil mixte, mi-ouvrier mi-étudiant ; son poids est difficile à évaluer en regard des autres tendances politiques présentes dans l’émigration juive russe de Paris. Dans l’entre-deux guerres, le cadre de référence à l’Empire russe perd progressivement du terrain devant le Bund polonais.
/ The russian Bund in Paris, 1898-1940
The author unravels the intricacies of the different institutions and supporting groups of the Russian Bund outside the country, so as to rearrange the fragmentary data which have been collected here about the supporting group of the Bund in Paris in the midst of this international network. The Bund in Paris is a mingled group of workers and students in equal parts ; it is difficult to weigh its importance compared to that of others political tendencies among the Jewish emigrants from Russia in Paris. During the inter-war years, the Bund from the Russian Empire gradually looses ground in front of the Bund of Poland.
Les Juifs russes à Paris pendant la Grande Guerre, cibles de l’antisémitisme, par Philippe E. Landau
Le climat de suspicion qui entoure les 30 000 immigrés juifs de l’Empire russe résidant à Paris dans la décennie qui précède la Grande Guerre s’améliore provisoirement en août 1914 devant la forte volonté des immigrés de servir le pays qui les abrite et le nombre de ceux qui s’engagent. Répit de courte durée : réticences des sous-officiers, brimades, obligation de ne servir que dans la Légion, condamnations à mort à la suite de la rébellion de 1915 détournent les juifs immigrés de l’engagement. L’auteur analyse, à travers la presse et les comptes rendus des séances du Conseil municipal principalement, la résurgence et les modalités de la xénophobie antisémite.
/ The Jews from Russia in Paris during the First World War, as targets for antisemitism
The atmosphere of suspicion which besets the 30 000 jewish immigrants in Paris from the Russian Empire during the ten years preceding the First World War temporarily improves in August 1914 thanks to the strong wish of the immigrants to serve the country which welcomed them and thanks to the number of those who enlisted. A short-lived respit : grudges of non-comissionned officers, bullyings, compulsory service in the Foreign Légion only, death sentences after the rebellion of 1915 dissuade the jewish immigrants from enlisting. The author studies, through the press and the reports of the sittings of the municipal council mainly, the reappearance and the operating conditions of antisemitic xenophobia.
Paroles et silences. L’affaire Schwartzbard et la presse juive parisienne (1926-1927), par Boris Czerny
Le meurtre de l’ataman ukrainien Petlioura par Samuel Schwarzbard le 25 mai 1926 et son procès, couronné par l’acquittement du meurtrier le 26 octobre 1927, aurait pu être pour les diverses composantes de la société juive en France, » israélites français » et immigrés, l’occasion d’un rapprochement. Il n’en fut rien, chacun ne voyant dans l’accusé que ce qu’il voulait y voir : pour les uns, le patriote français engagé volontaire de la Grande Guerre, meurtrier d’un allié des Allemands, pour les autres le juif révolutionnaire vengeur des souffrances de son peuple. Silences et paroles de la presse juive, la yiddish et la française, illustrent bien l’incompréhension mutuelle des deux communautés.
/ Sayings and Hushes. The Schwarzbard case and the jewish newspapers in Paris, 1926-1927
The murder of the ukranian ataman Petlioura by Samuel Schwarzbard on May 25th 1926 and his trial which ended with the acquittal of the murderer on October 26th 1927 should have resulted in the coming together of the various trends of the jewish society in France, » french israelites » and immigrants. It did not occur, each group considering the defendant according to its own stand-point : to some he figured a french patriot voluntarily enlisted in the First World War who had killed an ally of the German, to others he figured the revolutionnary Jew having taken revenge of the sufferings of his people. Sayings and silences of the jewish newspapers, yiddish or french, underline the mutual lack of understanding between the two communities.
Les juristes juifs russes en France et l’action internationale dans les années vingt, par Dzovinar Kévonian
Un milieu de juristes juifs russes apparaît nettement en France, dont quelques grandes figures du droit sont les pivot : Maxim Vinaver, Boris Mirkine-Guetzevitch, André Mandelstam, Alexandre Michelson, Moïse Goldstein, Henry Sliosberg. Très présents dans les années vingt à la fois dans la réflexion doctrinale et par leurs engagements personnels, ces juristes sont actifs dans les milieux genevois, qu’il s’agisse de la Société russe pour la SDN ou du Comité consultatif des organisations privées du Haut-Commissariat pour les Réfugiés agissant de concert avec les représentants des réfugiés russes. Leur participation à un courant juridique mettant en avant le droit des gens et l’homme comme sujet du droit nternational est conforme à leurs engagements politiques antérieurs et à leurs convictions philosophiques personnelles. Elle s’inscrit également dans le prolongement dans l’émigration d’un positionnement identitaire fortement marqué par l’appartenance à l’intelligentsia libérale et légaliste russe.
/ The jewish lawyers from Russia in France and the international movement during the twenties
Some jewish lawyers from Russia stand out as a conspicuous group in France, and some of them appear as the main figures in the sphere of law : Maxime Vinaver, Boris Mirkine-Guetzevitch, André Mandelstam, Alexandre Michelson, Moïse Goldstein, Henry Sliosberg. During the twenties, they took a very active part both on the ground of doctrinal consideration and because of their individual commitments, these law-men joigned circles in Geneva which dealt whth the Russian League for the League of Nations or the Executive Committee of the private Organizations belonging to the State Commission for Refugees, taking concerted action with the spokesmen of the Russian refugees. Their involvement in the law trend, for wich the rights of people and man where considered as the main topic of International Right, is in accordance with their previous political involvements and their individual philosophical beliefs. As an aspect of emigration it also lies within the scope of an identity definition strongly stamped by their belonging to the russian liberal and legalistic intelligentsia.
Mélanges
L’intégration d’une famille ashkénaze dans la France du XVIIIe siècle : les Homberg du Havre, par Anne Mézin et Pierre de Boissieu
Voir le résumé en anglais ci-dessous.
/ The Integration of an Ashkenazi Family in 18th-Century France: The Hombergs of Le Havre
The Homberg family came from the region of Mayence, Germany. One of its members settled in Le Havre around 1720. His german wife belonged to an influential Jewish family of Hamburg which had european powerful branches in business, banking and naval armements, the Gompertz. In Le Havre, the Hombergs were mainly engaged in weaponry and international business with Russia, the West Indies and several Northern countries. They also took part in the slave trade in the end of the XVIIIth century and founded a successful insurance company. Having been the only Jews in town for nearly half a century, they did their utmost in order to complete their integration. The whole family consequently got the French nationality in 1775 and converted to catholicism in 1785-1786.
Quatre synagogues en banlieue parisienne Livry-Gargan, Aulnay-sous-Bois, Le Raincy, La Varenne-Saint-Hilaire. 1923-1935, par Élie Zajac
Voir le résumé en anglais ci-dessous.
/ Four Synagogues in the Paris Suburbs: Livry-Gargan, Aulnay-sous-Bois, Le Raincy, and La Varenne-Saint-Hilaire (1923–1935)
Synagogues are not only places of worship. They are also regarded as “places of remembrance” and as symbols of identity. The history of Jews in the suburbs has not been much studied up to now. Yet, many Jewish communities have flourished all around Paris. In Livry-Gargan, Aulnay-sous-Bois, Le Raincy, La Varenne, Ashkenazim design and construct fine buildings. The relationship with their neigbourhood often is excellent and the inaugural ceremonies serve as opportunities for patriotic speeches. The history of those four synagogues underlines the actual equality and the freedom of cult that exist inside the Republic.
Dictionnaire
- David Drach, rabbin, abbé et théologien catholique
- Ida Gilman dite Mett, médecin et anarchiste
- Juda Lubetski, rabbin
Lectures
- Collectif, Le Brûlement du Talmud à Paris 1242-1244 (Monique Lévy)
- Jacques Blamont, Le Lion et le moucheron. Histoire des marranes de Toulouse (Monique Lévy)
- Collectif, Les Juifs de Clermont, une histoire dispersée (Danielle Delmaire)
- Jacques Taïeb, Société juives du Maghreb moderne (1500-1900), un monde en mouvement (Colette Zytnicki)
- Collectif, Naissance du nationalisme juif, 1880-1904 (Philippe Moine)
- Albert Grunberg, Journal d’un coiffeur juif à Paris sous l’Occupation (Catherine Nicault)
- Yoram Kaniuk, Il commanda l’Exodus, et Idith Zertal, Des Rescapés pour un Etat. La politique sioniste d’immigration clandestine en Palestine 1945-1948 (Katy Hazan)
- Katy Hazan, Les Orphelins de la Shoah. Les maisons de l’espoir (1944-1960) (Ralph Schor)