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Éditorial
Le relatif reflux de l’antisémitisme en France au cours des années 1960 pouvait donner l’impression de son inéluctable déclin et même, avec un certain optimisme, de sa disparition prochaine grâce aux progrès de l’éducation. Aujourd’hui, nous savons que c’était une illusion. Toutes les études indiquent que la haine des Juifs connaît, depuis le début des années 2000, un essor qui ne cesse de se confirmer. Les chiffres concernant les actes antisémites sont alarmants. À l’échelle nationale comme internationale, les vieux mythes antijuifs, comme celui d’une supposée conspiration juive visant à la domination du monde, réapparaissent sous de nouvelles formes. Il suffit de songer, par exemple, aux messages complotistes inscrits sur de nombreuses pancartes de manifestants contre le passe sanitaire et la vaccination pendant l’épidémie de covid. Cette résurgence inquiétante exige de revoir nos outils d’analyse pour repenser l’antisémitisme.
Si des chercheurs commencent à se pencher sur la haine antijuive dans ses multiples dimensions, cet objet occupe une place réduite dans le champ universitaire, à tel point que certains ont pu affirmer que l’antisémitisme contemporain serait un impensé des sciences sociales. Cependant, des historiens, des politistes, des sociologues, des philosophes, des psychanalystes, des linguistes unissent leurs forces pour analyser ce phénomène.
Souhaitant contribuer à cet effort de réflexion collective, la revue Archives juives examine, dans le dossier qui ouvre ce nouveau numéro, les réponses des intellectuels face à l’antisémitisme. Les historiens réunis autour de Sébastien Mosbah-Natanson décryptent selon quelles modalités et dans quelles arènes les débats se sont organisés et ont évolué au fil du temps. En se concentrant sur plusieurs moments-clefs de la haine antijuive, depuis la veille de l’affaire Dreyfus jusqu’aux années 2000, ils analysent les formes de l’engagement de plusieurs figures majeures de l’intelligentsia. Ils identifient également les discours, les controverses et les lignes de fracture qui divisent les universitaires, penseurs et essayistes combattant l’antisémitisme. Combinant la démarche sociologique et le regard historique, ce dossier ne s’interdit pas de scruter le temps présent de manière plus poussée que de coutume. Cette approche nous a semblé nécessaire et féconde au regard du retour des vieilles « obsessions antisémites » (Poliakov) et de leurs nouvelles configurations.
La rubrique « Mélanges » explore les rapports complexes de Sarah Bernhardt au judaïsme ainsi que la violence que subit « la Divine » pendant toute sa carrière du fait de ses origines juives. Le « Dictionnaire du judaïsme français » fait découvrir les portraits croisés de Joseph et Michel Kagansky. Issus de l’immigration russe à Paris, ces deux frères, qui se mêlèrent pendant l’entre-deux-guerres au groupe des cinéastes russes de Montreuil, fondèrent en 1934 Titra Film, une entreprise pionnière de sous-titrages de films parlants qui essaima dans le monde et a su perdurer jusqu’à aujourd’hui. La rubrique « Lectures » clôt ce volume.
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V. Assan
Sommaire
Dossier : Les intellectuels face à l’antisémitisme. Continuités et ruptures (de la fin du XIXe siècle aux années 2000)
Les intellectuels face à l’antisémitisme. Continuités et ruptures. Introduction, par Sébastien Mosbah-Natanson
Maurice Blanchot écrivait, dans son ouvrage Les intellectuels en question : « De l’affaire Dreyfus à Hitler et à Auschwitz, il s’est confirmé que c’est l’antisémitisme (avec le racisme et la xénophobie) qui a révélé le plus fortement l’intellectuel à lui-même. » Il y aurait donc au cœur de la vocation intellectuelle, et de l’engagement qui lui est consubstantiel, la question de l’antisémitisme. Une telle assertion s’enracine à la fois dans l’histoire des intellectuels, catégorie moderne née avec l’affaire Dreyfus, mais aussi dans l’histoire de l’antisémitisme et des formes prises par cette haine séculaire depuis la fin du xixe siècle. Elle mérite pourtant d’être interrogée en portant un regard critique sur la place de l’antisémitisme dans l’engagement des intellectuels. Il semble ainsi, au regard de l’histoire des intellectuels du xxe siècle, quelque peu illusoire ou naïf d’affirmer que ceux-ci ont systématiquement mis au cœur de leurs prises de position, de leur responsabilité en tant qu’intellectuels, cette cause de la lutte contre l’antisémitisme. Certains, au contraire, se sont « révélés », pour reprendre le verbe choisi par Blanchot, en montrant qu’ils appartenaient au camp qui accablait les Juifs, depuis les intellectuels anti-dreyfusards jusqu’aux écrivains des années trente, et même aux « muses enrôlées » de la période nazie, selon l’expression de Philippe Burin. Si, après la Shoah, l’antisémitisme fut délégitimé, on peut tout de même s’interroger sur les rémanences de celui-ci, y compris dans la sphère intellectuelle…
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Pondérer l’antisémitisme. Les Juifs dans la balance d’Anatole Leroy-Beaulieu, par Sarah Al-Matary
Plus connu pour ses analyses du « problème russe » que de la « question juive », le chrétien libéral Anatole Leroy-Beaulieu (1842-1912) est pourtant l’auteur d’études marquantes sur l’antisémitisme, qu’il tient pour un « un socialisme de droite ». De 1891 à 1893, il démonte les arguments des antisémites dans les articles de la Revue des Deux Mondes qui aboutiront à l’essai Israël chez les Nations. Les juifs et l’antisémitisme (Calmann-Lévy, 1893). Pendant l’affaire Dreyfus, il accompagne ses publications (L’antisémitisme, 1897 ; Les immigrants juifs et le judaïsme aux États-Unis, 1905) d’interventions dans plusieurs institutions para-universitaires, dont l’École des hautes études sociales créée par Dick May, elle-même fille d’un rabbin. C’est là qu’il donne la célèbre conférence sur « les doctrines de haine » qui sera reprise en 1902 chez Calmann-Lévy. Nous étudions le combat d’A. Leroy-Beaulieu contre l’antisémitisme en replaçant cet individu complexe (académicien démocrate, réformiste mais antisocialiste, patriote et pacifiste) dans les réseaux auxquels il participe – des cercles leplaysiens aux Universités populaires, en passant par les milieux juifs.
Weighting anti-Semitism. Jews in the balance of Anatole Leroy-Beaulieu
Better known for his analyses of the “Russian problem” than the “Jewish question”, the liberal Christian Anatole Leroy-Beaulieu (1842-1912) was nonetheless the author of landmark studies on anti-Semitism, which he considered to be “right-wing socialism”. From 1891 to 1893, he dismantled the arguments of anti-Semites in articles for the Revue des Deux Mondes, culminating in the essay Israël chez les Nations. Les juifs et l’antisémitisme (Calmann-Lévy, 1893). During the Dreyfus Affair, he accompanied his publications (L’antisémitisme, 1897; Les immigrants juifs et le judaïsme aux États-Unis, 1905) with speeches at several para-university institutions, including the École des hautes études sociales founded by Dick May, herself the daughter of a rabbi. It was here that he gave his famous lecture on “the doctrines of hatred”, which was reprinted in 1902 by Calmann-Lévy. We study A. Leroy-Beaulieu’s fight against anti-Semitism by placing this complex individual (a democratic academic, reformist but anti-socialist, patriot and pacifist) in the networks in which he participated – from Leplaysian circles to the Universités Populaires, via Jewish circles.
Bernard Lecache, un intellectuel militant au service de l’antiracisme, par Emmanuel Debono
Dans les années 1930, le journaliste Bernard Lecache (1895-1968), organise en France, autour de la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA), fondée en 1927, un combat systématique contre l’antisémitisme, à travers ses manifestations banales ou militantes, dans la presse, la littérature, l’activité et la propagande politiques. Sous sa présidence, l’association entreprend de sensibiliser et mobiliser de nombreuses personnalités, juives et non juives, du monde politique, intellectuel et militant, contribuant à forger les outils modernes de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. La menace du nazisme, qui s’affirme au début de la décennie, imprime une marque particulière à cet engagement et inspire une grille d’analyse durable dans ce domaine. Cet article décrit le travail d’interprétation du nazisme qui fut réalisé autour de Bernard Lecache et ses conséquences pour le mouvement antiraciste en France au XXe siècle.
Bernard Lecache, a militant intellectual in the service of anti-racism, by Emmanuel Debono
In the 1930s, journalist Bernard Lecache (1895-1968) organized a systematic fight against anti-Semitism in France, through the Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA), founded in 1927, in its banal or militant manifestations in the press, literature, political activity and propaganda. Under his presidency, the association set out to sensitize and mobilize numerous personalities, Jewish and non-Jewish, from the political, intellectual and activist worlds, helping to forge the modern tools of the fight against racism and anti-Semitism. The threat of Nazism at the beginning of the decade left a particular mark on this commitment, and inspired a lasting analytical framework in this field. This article describes Bernard Lecache’s interpretation of Nazism and its consequences for the anti-racist movement in twentieth-century France.
Penser l’antisémitisme après la Shoah. Regards croisés de trois intellectuels juifs : Jankélévitch, Poliakov, Memmi, par Jonathan Judaken
Synthèse des recherches que j’ai menées sur Jankélévitch, Poliakov et Memmi, cet article est un portrait croisé de ces trois intellectuels juifs, posant spécifiquement la question suivante : comment ces intellectuels ont-ils réfléchi à l’antisémitisme au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors que la période de Vichy se refermait à peine ? On examine comment ils ont été influencés par leur identité juive, par leur expérience de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah, mais aussi par la création de l’État d’Israël et la décolonisation de l’Afrique du Nord. On étudie également leurs différences dans la comparaison qu’ils font entre l’antisémitisme et les autres racismes, même si tous partageaient une conception maximaliste de l’antisémitisme. En me concentrant sur la période 1945-1967, j’explore ainsi trois grandes réponses intellectuelles juives françaises à l’antisémitisme qui représentent trois perspectives singulières, lesquelles demeurent pertinentes pour penser l’époque contemporaine : une conception métaphysique de l’antisémitisme chez Jankélévitch, une analyse de la judéophobie sur la longue durée de Poliakov et, enfin, une sociologie du racisme de Memmi, influencée par l’existentialisme.
Rethinking anti-Semitism after the Holocaust. Crossed views of three Jewish intellectuals: Jankélévitch, Poliakov, Memmi, by Jonathan Judaken
A synthesis of my research on Jankélévitch, Poliakov and Memmi, this article is a cross-portrait of these three Jewish intellectuals, specifically asking the question: how did these intellectuals reflect on anti-Semitism in the aftermath of the Second World War, when the Vichy period was just closing in? We examine how they were influenced by their Jewish identity, by their experience of the Second World War and the Shoah, but also by the creation of the State of Israel and the decolonization of North Africa. We also examine their differences in comparing anti-Semitism with other forms of racism, even though they all shared a maximalist conception of anti-Semitism. Focusing on the period 1945-1967, I explore three major French Jewish intellectual responses to anti-Semitism, representing three singular perspectives that remain relevant for thinking about contemporary times: Jankélévitch’s metaphysical conception of anti-Semitism, Poliakov’s long-term analysis of Judeophobia, and Memmi’s existentialism-influenced sociology of racism.
Raphaël Draï, la responsabilité de l’intellectuel juif face à l’antisémitisme, par Jérémy Guedj
Cet article se propose d’explorer les modalités de l’engagement de l’intellectuel juif pour lutter contre l’antisémitisme à travers le parcours de Raphaël Draï. En réalité, ce poliste féru d’une approche psychologique de l’histoire, résolument croyant, insérait ses réflexions sur l’antisémitisme dans une oeuvre plus générale sur le judaïsme. Si bien que ses interventions scientifiques et publiques sur le sujet ne relevaient pas directement de son domaine d’expertise. Cela pose la question du passage entre la sphère universitaire et la sphère publique. Tout au long de son engagement, Raphaël Draï, qui aimait à rappeler sa naissance à Constantine, la ville des ponts, eut à coeur de penser l’Autre et de s’adresser à lui.
Raphaël Draï, the responsability of the Jewish intellectual against antisemitism, by Jérémy Guedj
This article explores the ways in which Jewish intellectuals are committed to fighting anti-Semitism, through the example of Raphaël Draï. In fact, this political scientist with a psychological approach to history, and a resolutely religious outlook, incorporated his reflections on anti-Semitism into a more general work on Judaism. As a result, his scientific and public interventions on the subject did not always fall directly within his field of expertise. This raises the question of the transition between the academic and public spheres. Throughout his career, Raphaël Draï, who liked to recall he was born in Constantine, the city of bridges, was committed to thinking about and addressing the Other.
Discours et contre-discours face à l’antisémitisme en France dans les années 2000. Essai de sociologie des intellectuels, par Sébastien Mosbah-Natanson
Cet article vise à explorer les réactions face à la montée de l’antisémitisme qui s’est produite au début des années 2000 en France dans une perspective de sociologie des intellectuels qui cherche à comprendre pourquoi ceux-ci s’emparent d’un tel objet. Dans un premier temps, on se propose de brosser un portrait de ces intellectuels qui publient sur cette question brûlante, en mettant en lumière des propriétés sociales communes, mais aussi des distinctions substantielles entre ceux-ci. Ainsi, si écrire sur l’antisémitisme est très largement (mais pas uniquement) le fait d’intellectuels juifs, ceux-ci ont des profils et des trajectoires variés. En différenciant, dans un second temps, discours et contre-discours sur l’antisémitisme, on introduit une distinction entre des productions intellectuelles consacrées à des discussions et des controverses scientifiques sur les formes prises par cette résurgence de l’antisémitisme – en particulier autour de la thèse du « nouvel antisémitisme » – et des productions intellectuelles qui sont plus largement consacrées à dénoncer cette thèse et les intellectuels qui la portent. Se dégage une arène intellectuelle fragmentée et polarisée autour de la question de la haine des juifs au sein de la société française contemporaine.
Discourse and counter-discourse in the face of rising anti-Semitism in France in the early 2000s. Essay on the sociology of intellectuals, by Sébastien Mosbah-Natanson
This article explores reactions to the rise of anti-Semitism in France in the early 2000s. From the perspective of the sociology of intellectuals, it seeks to understand why intellectuals chose to take up such an issue. We begin by painting a portrait of the intellectuals who publish on this burning issue. We highlight common social properties, but also substantial distinctions between them. Thus, while writing about anti-Semitism is very largely (but not exclusively) the work of Jewish intellectuals, their profiles and trajectories vary. Secondly, we differentiate between discourses and counter-discourses on anti-Semitism. The first ones are intellectual productions devoted to discussions and scientific controversies on the forms taken by this resurgence of anti-Semitism – in particular around the thesis of the “new anti-Semitism”. The second ones are intellectual productions that are more broadly devoted to denouncing this thesis and the intellectuals behind it. What emerges is a fragmented intellectual arena polarized around the issue of Jew-hatred in contemporary French society.
Mélanges
Sarah Bernhardt et la « question juive », par Chantal Meyer-Plantureux
De Sarah Bernhard, on a tendance à ne retenir que quelques images un peu stéréotypées : la « star », le « monstre sacré » « la divine » ou « la scandaleuse »… Mais ce fut surtout une femme complexe qui a entretenu un rapport compliqué avec ses origines : née juive, elle fut baptisée catholique à douze ans et changea de prénom – sans que l’on sache vraiment pourquoi. Rosine deviendra Sarah et Sarah subira la violence de l’antisémitisme de la fin du XIXe et du début du XXe siècle aussi bien en France qu’en Europe orientale lors de ses tournées.
Sarah Bernhardt and the “Jewish Question”, by Chantal Meyer-Plantureux
From Sarah Bernhard, we tend to retain only a few images somewhat stereotyped: the «star», the «sacred monster» «the divine» or «the scandalous»… But she was above all a complex woman who maintained a complicated relationship with her origins: born Jewish, she will be baptized Catholic at twelve years old and will change her name – without knowing why. Rosine will become Sarah and Sarah will suffer the violence of antisemitism of the late nineteenth-early twentieth century both in France and in eastern Europe during her tours.
Dictionnaire
Les frères Kagansky, fondateurs de Titra Film
Joseph (Grodno, en Biélorussie, 18 novembre 1893-8 octobre 1965) – Nahoum, dit Michel (Knyszyn, 1er janvier ou 12 juillet 1895 – 22 novembre 1960), Par Catherine Nicault, avec l’aimable concours de Jean Laloum. Remerciements à Isabelle Frilley
Joseph et Nahoum sont deux des neuf enfants d’Abram Kagansky (Kovno, 1854- ? décembre 1912), et de son épouse Hélène, née Grossmann, (Knyszyn, 1861- ? 1927). Originaires de la région de Białystok, dans la zone de résidence, une ville située alors dans l’Empire russe, aujourd’hui en Pologne, les Kagansky habitent Grodno jusqu’en 1898, puis la ville de Białystok. Ce sont des commerçants aisés, qui jouent un rôle important dans la vie de leur synagogue. Les deux frères, détachés, tôt semble-t‑il, du judaïsme religieux, ont grandi, selon Nina, la fille de Joseph, « sous l’égide d’une double culture », russe et juive, tout en acquérant une culture littéraire et artistique européenne étendue. Outre le yiddish, le russe et le polonais parlés dans la famille, ils apprennent le français et l’allemand au collège. Ce plurilinguisme leur fut un atout, comme leurs liens indéfectibles, Joseph veillant sur l’enfance de son cadet, puis secondant efficacement Nahoum dans ses diverses entreprises.
Joseph est un intellectuel et, selon la mémoire familiale, un militant révolutionnaire d’obédience menchevik, frappé au début du xxe siècle d’une peine de relégation à Tachkent, en Ouzbékistan. Sa fille Nina se rappellera l’avoir visité avec sa mère dans son exil. Après des études littéraires, il suit à partir de 1912 des études de droit à l’Université de Prague. Mobilisé dans l’armée russe en 1914-1915 selon son dossier de naturalisation, il aurait fait partie du 183e régiment d’infanterie de l’armée russe, dit Pułtusk…
Lectures
Joëlle Allouche-Benayoun, Claudine Attias-Donfut, Günther Jikeli, Paul Zawadzki (dir.), L’Antisémitisme contemporain en France. Rémanences ou émergences ? Paris, Hermann, 2022.
Les sciences humaines et sociales savent de longue date à quel risque elles s’exposent quand elles s’attachent à des objets actuels et brûlants. Cet ouvrage collectif sur l’antisémitisme contemporain, issu d’un séminaire de plusieurs années (2015-2018) tenu au sein du Groupe Sociétés Religions Laïcités (GSRL), en coopération avec l’Institute for the Study of Global Antisemitism and Policy (ISGAP), contourne l’écueil avec brio et, rappelant que des grandes figures de la pensée n’ont pas renoncé à affronter les passions de leur temps, admet : « Ce n’est pas tant la distance à l’égard de l’objet que la rigueur de l’argumentation et la qualité des preuves qui permettent de construire et de valider les propositions scientifiques » (p. 350-351). Jamais l’ouvrage ne se départit de cette ligne de crête bien difficile à tenir. Çà ou là, l’indignation, le découragement parfois se font parfois sentir, mais à aucun moment au détriment de la scientificité du propos.
Une question générale, contenue dans le sous-titre, guide l’ensemble des contributions : saisir ce qui relève de l’ancien et du nouveau dans la haine des Juifs. Interrogation nécessaire mais classique, objecteraient de rapides contradicteurs. Sauf que ce serait oublier deux éléments : la difficulté, d’une part, à toujours faire la part de la tradition et de l’inédit, tant les lignes sont troubles ; d’autre part le caractère consubstantiel de ce questionnement à toute étude sur l’antisémitisme, autour de la défense ou du rejet du paradigme continuiste…
Marie-Anne Besnier-Guez, Les Juifs de Tunisie au combat (1914-1945), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2024, 370 p., 35 €.
Sur les pas de Claude Nataf et de Paul Sebag, Marie-Anne Besnier-Guez analyse, dans cet ouvrage issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2021, l’un des aspects méconnus – et combien crucial – de l’histoire des Juifs de Tunisie : celui des combattants pendant les deux guerres mondiales. À l’aide d’archives inédites puisées dans les fonds publics et privés, de la presse et de témoignages, elle ressuscite le parcours d’un millier d’individus engagés ou mobilisés. L’étude se divise en trois parties. C’est l’occasion pour la spécialiste des sociétés coloniales de contextualiser les motivations de ces hommes et femmes dans une Tunisie devenue un protectorat français à partir de 1881. Cet érudit travail sur une minorité (les combattants et résistants) dans une minorité (35 000 Juifs en 1914 et 70 000 en 1939) relève ainsi de la microhistoire et de la prosopographie.
La première partie concerne la période 1914-1933. Alors que 90 % des Juifs sont sujets du bey et considérés comme « indigènes » par le pouvoir colonial, une centaine – naturalisés français avant la guerre – sont mobilisés. Quant aux autres, leur recrutement est l’objet de nombreux débats. Mais dès le 11 août 1914, un décret permet à tout sujet tunisien de s’engager volontairement pour la durée de la guerre et d’être naturalisé à la fin du conflit. Plus de 400 d’entre eux – instruits par les écoles de l’Alliance israélite universelle – font ce choix par amour de la France, pour fuir la pauvreté et lutter contre les préjugés…